Qui suis-je ?

Comme son nom l’indique, ce carnet est rédigé par un lapin tel qu’on en trouve un peu partout dans la nature même si je vis à présent dans le centre de Lyon. Avant, j’habitais dans un champ à Décines, en banlieue, là où le président de l’Olympique Lyonnais et les autorités locales ont le projet de construire un nouveau stade, projet qui suscite une opposition virulente de la part des riverains. Mais si le début des travaux n'est pas pour demain, les vociférations des uns et des autres nous ont tant importuné moi et mes compagnons aux longues oreilles sensibles que nous avons déjà fui les lieux :

« SI L’OL VEUT DEVENIR UN GRAND CLUB, IL A BESOIN D’UN GRAND STADE ! » ; « AGRANDISSEZ CELUI QUI EXISTE ! » ; « IL N’Y A PAS ASSEZ DE PLACE ! » ; « DE LA PLACE, IL Y EN A ! » ; « ET PUIS, L’OL FINANCERA LUI-MÊME L’OPÉRATION, DONC QUOI ? » ; « COMME LE TRAMWAY POUR LE RALLIER ? » ; «  CELA CRÉERA DES EMPLOIS ! », etc.

Que d’énergie consumée autour d’hommes tapant dans un ballon alors que, dit-on, elle est en ressources limitées ! En fait, je ne pensais pas encore une telle chose quand j’ai quitté mon champ natal. Ce qui me chagrinait à ce moment-là, c’est que personne ne se soucie des lapins y résidant. Aussi, au lieu d'accompagner mes congénères dans la quête d’autres champs où poursuivre nos vies précaires, j’ai voulu alerter qui de droit sur notre sort.

Las ! ce fut l'occasion pour moi de découvrir que la ville n'est guère faite pour un lapin : non seulement l’herbe dont il a besoin de s’alimenter se révèle rare, mais les voitures menacent à tout moment de l’écraser. Trouvant enfin pour gîte un square sur les rives du Rhône, je ne donnais pas cher de ma peau quand, par un petit matin, tandis que je grignotais de mauvais brins de pelouse devant un buisson, j'ai avisé à quelque distance une jeune femme arrêter soudainement ses pas et se mettre à m'observer. Je me tins aussitôt sur le qui-vive...

Quelques instants ensuite, à travers les branchages du buisson où j'avais fondu, j'entrapercevais la jeune femme qui s'était rapprochée et était maintenant accroupie :

Je te vois à peine à présent. Que fais-tu là ? T'a-t-on abandonné ?

Je n'ai pas compris la dernière question, mais sa voix douce m'a incliné à raconter mon histoire.

Mon pauvre, tu ne connais pas les hommes ! Les lapins ne sont rien pour eux !

Une légende court que ce sont des animaux moraux ! Si je leur expose le tort que l'on nous a fait, ils en tiendront compte !

Que non ! Je n’ose pas te dire quel sort est réservé aux lapins dans les élevages et les laboratoires.

Vous m’écoutez, vous.

Oui, les hommes ne sont pas tous insensibles. Dis, veux-tu venir chez moi pour te retaper ? J’abrite déjà quelques lapins en fait et j’ai du foin frais...

Je ne me le suis pas fait répéter. J’ai accompagné ma nouvelle amie et, comme elle sait traiter les lapins avec amour, je ne l’ai plus quittée. D'un autre côté, hélas, j'ai découvert à quel point notre espèce est victime d'aberrations.

Mon carnet a pour fin d’exprimer ma révolte. Oh ! je ne me fais pas d’illusion sur les résultats auxquels je parviendrai. Du haut de leurs piédestaux branlants, les êtres humains ne possèdent qu'une conscience limitée et grossière même quand l'on crie très fort :

NON, JE NE SUIS PAS RIEN !

19 décembre 2010

Un conte de noël

La table est mise, les convives sont tous présents, joyeux de se retrouver, on trinque déjà. La maîtresse de maison apparaît avec un plat d’argent sous les exclamations ravies. Elle est très contente de présenter du foie gras. Elle fait le tour des invités, déposant sur leur assiette une tranche du mets de choix. On se lèche les babines, on s’empare des couteaux et des fourchettes.

— Ah ! s’écrie quelqu’un, mais il y a une plume dans mon morceau ! 

— Sur le mien, il y en a plusieurs !

— Est-ce une illusion ? intervient un troisième, le mien bouge ! 

— Des pattes !

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demande avec colère le maître de maison à sa femme. Mais… Mais que fais-tu donc ? 

Devant les mines éberluées, l’hôtesse tient fermement un canard sous son bras. Avec l’autre main, elle enfonce une sorte d’énorme seringue dans la gorge de l’animal et y pousse de la nourriture, encore et encore. Le canard, gonflé comme une outre, essaie de se débattre en vain, les yeux écarquillés. De stupeur ? De désarroi ? De souffrance ? 

— Eh bien quoi, mes amis ? Pourquoi cet air ? C’est jour de fête aujourd’hui !

La Méthode Millan

« Votre chien vous pose problème ? Vous le trouvez trop agressif, trop stressé, trop peureux ? Il vous agace à toujours bondir sur les gens ou à vous tourner autour en permanence jusqu’à ce que vous acceptiez de lancer cette vieille balle de tennis pour qu’il vous la rapporte ? » 

Telles sont les questions posées en quatrième de couverture d'un ouvrage remarquable derrière ses atours de manuel de survie sociale à l’anglo-saxonne. 

Né au Mexique en 1969, Cesar Millan est un comportementaliste canin établi aux États-Unis où il est entré illégalement, à l'âge de 21 ans, avec tout juste 100 dollars dans la poche. Il anime depuis 2004 un programme télévisé, Dog Whisperer, au succès international. Dans chaque émission, il débarque chez des personnes en proie aux pires tourments avec leur chien sur lequel on le verra, quel que soit le cas, parvenir à imposer son autorité avec le plus grand calme, souvent en quelques instants d’une façon épatante. 

Devant des opérations aussi prodigieuses, on ne peut s'empêcher de penser à des tours de magie et se dire : il y a un truc ! Le contact extraordinaire que Cesar Millan crée avec les chiens paraît reposer sur quelque échange d’un courant invisible, mesmérien. Et certes, dans son livre, après avoir évoqué sa jeunesse au Mexique et sa passion des chiens née à la campagne, puis sa réussite en forme de rêve américain, Cesar Millan expose sa vision de la communication entre les animaux, y compris au sein de l’espèce des hommes, comme un échange d’énergie. Les rapports entre les êtres vivants reposent ainsi selon lui sur l’évaluation instinctive des états émotionnels. Quand, dans la savane, proies et prédateurs boivent ensemble au même étang, c’est parce que les premières sentent que les seconds ne dégagent pas d’énergie agressive. 

Qu’est-ce que cela signifie pour notre rapport avec notre chien ? Que le chien est avant tout sensible à l’énergie que nous projetons vers lui, que c'est son seul mode d’échange dans la nature quand il vit en meute avec d’autres chiens. Inutile de le cajoler, de chercher à le raisonner ou de crier pour qu'il abandonne ses mauvaises attitudes. Dans l’univers des chiens, c’est tenir un langage étranger, incompréhensible. On peut certes dresser un chien à accomplir ou ne pas accomplir telle ou telle action, mais cela ne signifie pas pour autant que, s’il a un trouble émotionnel, cette méthode sera efficace. En surface, oui, en profondeur, non. L’aptitude à être conditionnée ne fait pas toute la psyché canine. 

Pour Millan, la plupart des troubles dont le chien peut souffrir viennent de ce que les maîtres ne se conforment pas à sa façon propre d'être. Beaucoup de personnes commettent le tort d’humaniser le chien, de se saisir de son intelligence et de son désir d’interactions avec nous pour lui attribuer des traits qu’il ne possède pas.

Quel est le comportement naturel du chien alors ? Son existence s’insère dans une meute hiérarchisée au sommet duquel se trouve un chef bien défini. Celui-ci exerce son autorité sans manifestation violente. Parce que son énergie est forte et calme, les chiens qu'il mène n’éprouvent aucun ressentiment à son égard. La grande majorité des chiens ont besoin d’être dirigés, car diriger est une responsabilité difficile. Comme le dit Millan, les hommes sont dans la même situation, sauf qu’ils sont les seuls animaux à pouvoir se doter de mauvais chefs ! 

Un bon maître est donc celui qui assume la responsabilité d’être un chef de meute, n’aboyant (sic) pas à tout va ses ordres, mais dégageant une énergie « calme-assuré » selon la terminologie de Cesar Millan. Et il ne suffit pas d’avoir l’air « calme-assuré », les chiens sentant nos vraies émotions, il faut l'être. Si notre autorité vient à manquer, le chien va vouloir combler le vide, même s’il n’est pas fait pour cela, et là, les problèmes surviendront, inévitablement ! 

Cela mesure déjà l’étendue de ce que l’on doit à un chien par-delà l’affection qu’on éprouve pour lui. Elle est fondamentale aussi, les chiens sont des animaux qui aiment en témoigner et en recevoir, mais elle n’est pas suffisante. À cet égard, Cesar Millan conseille de ne pas la prodiguer à tout moment, il vaut mieux le faire après que le chien ait fait quelque chose après avoir respecté notre autorité. À l'état naturel, les chiens d’une meute ne se livrent guère à des épanchements entre eux qu'à la fin d’une journée d’activité. 

Tel est un autre besoin du chien : se promener. Une meute sauvage est perpétuellement en mouvement. Un chien est fait pour marcher longuement. Hélas, beaucoup ne sortent en compagnie d’un être humain que quelques instants par jour : autant d’énergie refoulée que le chien transforme en agressivité, en fixations… Un chien doit être sorti le plus possible. 

J’ai livré là le tiercé du livre dans le désordre. Pour Millan, il faut garder à l’esprit ces trois impératifs par ordre d’importance : exercice, discipline, affection. En les respectant, l’on sera quasiment assuré d’avoir un chien épanoui. 

Ce n’est pas une tâche aisée. Adopter un animal ne doit pas être un caprice. C’est un engagement lourd, mais si enrichissant ! Je pense, sans crainte de me tromper, que le principe central de La Méthode Millan – se conformer au comportement naturel du chien –, devrait s’appliquer à tous les animaux de compagnie. En songeant à mes congénères, les lapins, la façon dont on les enferme dans des cages, souvent minuscules, me fait du mal. Même quand les hommes se montrent disposés à nous témoigner de l’attachement, ils s’y prennent le plus souvent comme de gros balourds ! J’en traiterai prochainement. 

27 décembre 2010 

Cesar Millan et Melissa Jo Peltier : La Méthode Millan
K&B, 2008.

Conscience sans esprit de conséquence...

… est ruine du cœur. Feuilletant fortuitement le Télé Star du 27 décembre, je suis tombé sur un bel exemple d’ironie noire involontaire. 

En page 10 d’abord, au sujet d'une fête parisienne donnée en l’honneur de l’anniversaire d’un label de foie gras : « Malgré un froid de canard, toute une batterie de VIP a daigné sortir en soirée mi-décembre… », nous apprend joyeusement un rédacteur que j’imagine tout fier de ses trouvailles stylistiques. 

Plus loin, en page 22, un article sur « les nouveaux combats de 30 millions d’amis ». Parmi ceux-ci, la fourrure : « Pas de jusqu’au-boutisme et d’interdiction de la fourrure. Il faut juste que les consommateurs aient conscience des souffrances engendrées par sa fabrication et choisissent en connaissance de cause. » 

Pour ma part, je suggérerais de faire de même au sujet du foie gras pour éviter les en-cas journalistiques écœurants.

30 décembre 2010